19,3 GIGABITS

Bon là, mes licornes, on ne plaisante plus parce que ça va envoyer du très très lourd. Ce week-end, j’ai dévoré La Nuit du Revolver de David Carr, et quand je dis « dévoré », je parle nuit blanche et petit-déjeuner avalé en vitesse pour s’y remettre. Paru ce mois-ci chez les éditions Séguier, cette enquête autobiographique de l’extrême inaugure la nouvelle collection de la maison, joliment intitulée L’indéFINIE. Un immense merci (et plus encore !) à l’éditeur pour cette découverte.

Minnesota, début des années 1980. David Carr est un jeune journaliste brillant et prometteur. Mais tous les soirs, la nuit tombe et les masques avec : l’enfant terrible écume les bars, se bat, sniffe, s’injecte, fume, engloutit, vole et deale tous les poisons sur lesquels il fait main basse. Cette double vie va durer vingt ans – jusqu’à la chute, et un douloureux combat pour revenir de l’ombre à la lumière. Ou presque, car il n’en sort pas indemne : le crack laisse de longues balafres dans sa mémoire. Nombre de ses souvenirs ont glissé dans l’oubli, et son cerveau a réécrit les plus inavouables pour échapper aux remords…
Comment affronter la vérité de ce terrible passé ? Pour l’ancien junkie, devenu grand reporter au New York Times, la solution s’impose : il va faire de sa propre vie son prochain sujet d’investigation. C’est le début d’une enquête de trois ans, au cours de laquelle il accumule plus de soixante témoignages de proches, policiers, médecins et officiers de justice. Son livre est le récit de cette histoire vraie : à la fois une chronique captivante sur les paradis artificiels, une immersion dans les eaux troubles du trafic de stupéfiants, et une recherche du temps perdu, aux confins de la mémoire et de la folie. (Résumé 4ème de couv’)

Imaginez un journaliste de légende qui décide, une fois libéré de ses vieux démons, d’écrire ses mémoires de junkie. Jusqu’ici, rien de très original, comme il le répétera souvent lui-même, ça a déjà été fait des tas et des tas de fois. David Carr décide de partir d’un événement qui l’a particulièrement marqué. Un soir, particulièrement défoncé, il aurait tenter de forcer la porte de la maison de l’un de ses meilleurs amis, au point tel que l’autre se serait trouvé obligé de le braquer avec un flingue. Mais des années plus tard, lorsqu’il vient le trouver pour reparler de cette fameuse Nuit du Revolver, l’autre a une version bien différente. Une version que Carr, après moult réflexions, estime être juste.

Et c’est là qu’il va prendre conscience d’une chose, c’est que la mémoire d’un homme, a fortiori s’il s’est drogué, est une petite chose fragile, et qu’il n’est peut-être pas le témoin privilégié de son propre passé. L’idée est tout simplement fascinante, et le travail d’investigation que Carr va entreprendre ensuite l’est encore plus. Pendant trois ans, le journaliste de génie va reprendre contact avec tous les êtres qui ont traversé sa vie à l’époque : camarades de défonce, petites-amies, famille, thérapeutes, flics, avocats, jusqu’à ses filles… Tous auront quelque chose à dire sur David, le David qu’ils ont connu. Et c’est quelque part entre les témoignages de tous ces hommes et toutes ces femmes et les souvenirs du journaliste que réside la vérité. Ou du moins ce qui s’en approche. Fidèle au travail journalistique, Carr compile les photos, les documents officiels attestant de ses arrestations, de ses entrées en cure…

Ecrite comme un roman, cette enquête autobiographique replonge David Carr dans les heures les plus sombres de son existence, de sa jeunesse qui flirte entre inconscience et instinct suicidaire, en passant par la drogue et l’existence misérable qu’elle lui fait mener, les épisodes d’espoirs et les rechutes, la violence insoutenable, l’irresponsabilité parentale et le cancer… C’est avec un effroi certain qu’il découvre des choses qu’il ignorait sur son propre comportement, sur ses actes… Comme si la drogue avait eu l’effet d’une possession maléfique. Stephen King a adoré ce texte, et il n’y a rien d’étonnant à cela.

Au-delà du passé à la fois terrible et romanesque de Carr, ce dernier nous livre un témoignage précis sur le business de la dope, sur les lois qui régissent les relations entre camés et surtout sur le chemin long et incertain vers la rédemption. Deux adorables filles, la passion du métier, des proches qui ont toujours été là d’une façon ou d’une autre et surtout l’espoir de ne plus jamais être ce « Type-Là » sont autant de forces qu’il utilisera pour tenir un cauchemar impossible à éradiquer tout à fait à distance.

Avant cette lecture, je ne connaissais ni le travail ni la vie de David Carr qui s’est éteint en 2015, mais ce qui est certain c’est que je n’ai jamais lu quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à La Nuit du Revolver. Porté par un style qui mêle l’exigence du journalisme, la virtuosité de la fiction et la sincérité poignante du témoignage, cette enquête sur soi est un texte magnifique.

Je me sens à peine présomptueuse quand j’affirme en janvier que si je n’avais qu’un livre à conseiller cette année, ce serait celui-là. C’est dire.

 

David Carr, La Nuit du Revolver, Editions Séguier 

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