Cette semaine, j’ai lu un témoignage complètement dingue sur le pouvoir et l’emprise de l’éducation familiale, puis institutionnelle, celui de l’autrice américaine Tara Westover dans l’évident Une éducation.
Nous sommes dans les années 90, dans l’Idaho. La petite Tara vit à l’ombre de montagnes majestueuses figurant une princesse endormie veillant sur sa vallée. Sa naissance n’a jamais été déclarée, elle n’a jamais vu un médecin, n’est jamais allée à l’école. Son père, un mormon fondamentaliste, souffre d’une pathologie mentale sur laquelle elle ne mettra des mots que bien plus tard, lorsqu’elle y aura accès. Pour l’heure, il n’y a que ce qu’elle a appris : la Fin des temps arrivera et seuls les vrais croyants seront sauvés. Tout ce qui vient du Gouvernement vient du diable : la médecine, l’administration, l’instruction à l’école…
Jusqu’à ses seize ans, Tara passe ses journées aux côtés de ses parents et de ses frères et soeurs à préparer des bocaux, à trier, plier, casser de la ferraille rouillée au péril de sa vie, à assister sa mère dans son métier de sage-femme où l’hôpital est banni et à intégrer douloureusement les réalités de son monde encaissé dans les montagnes : elle est née femme, elle deviendra une bonne épouse et si elle est assez pieuse, elle pourra lutter contre sa nature de putain. Ce mot, c’est son frère Shawn qui le lui murmure en premier… parce qu’au milieu de ce chaos, quelque chose d’encore plus violent va naitre. Et puis ce qu’on pourrait appeler une fuite, une échappatoire, ce que Tara Westover appelle autrement avec une force indescriptible à la toute fin de son récit. L’accès au savoir derrière la montagne va tout changer.
Comme elle le rappelle en introduction, son témoignage n’est en rien un livre sur le mormonisme ou la critique de la religion puisqu’au-delà d’une réalité américaine, celle des communautés religieuses fondamentalistes et survivalistes, Tara Westover parle de son expérience intime et d’une histoire universelle : que fait-on de l’éducation qu’on a reçue ? Pourquoi répète t-on un schéma, pourquoi est-ce qu’on s’en extrait ? Comment trouver sa place quand on ne se sent plus légitime nulle part ? Grâce à la fac, aux bonnes rencontres, et à une force intérieure qui défie toutes les lois du monde, Tara se forge sa propre éducation, mais à quel prix ? Et que faire de la honte, qui la saisit autant dans les couloirs prestigieux de Cambridge que face au miroir ébréché de la salle de bain de sa maison d’enfance ? Comment oublier le mot « putain » qui, une fois placé dans le corps et l’esprit, semble avoir le pouvoir d’y rester pour la vie ?
Toutes ces questions sont passionnantes, d’autant que l’autrice se refuse à tout jugement moral, a fait un véritable travail d’enquête auprès des frères avec qui elle est toujours en contact pour s’assurer de la justesse de ses souvenirs, bien au-delà du ressentiment et de la colère. C’est très fort, très dur, mille fois j’ai eu peur pour elle alors que je tenais le livre entre les mains qui attestait du fait qu’elle ait été en vie pour l’écrire, mais quel témoignage, quelle force et quel espoir aussi.
Tara Westover, Une éducation, Livre de Poche