La ligne de vie

En matière de fantasy crapuleuse, je ne pensais pas que ce cher Scott Lynch serait détrôné dans mon petit coeur, et pourtant… Je viens de terminer Gagner la guerre, le premier roman de Jean-Philippe Jaworski, un pavé de près de mille pages qui m’a semblé n’en faire que le tiers. Et là, là… Là, on est quand même obligé de s’incliner.

« Au bout de dix heures de combat, quand j’ai vu la flotte du Chah flamber d’un bout à l’autre de l’horizon, je me suis dit : « Benvenuto, mon fagot, t’as encore tiré tes os d’un rude merdier. » Sous le commandement de mon patron, le podestat Leonide Ducatore, les galères de la République de Ciudalia venaient d’écraser les escadres du Sublime Souverain de Ressine. La victoire était arrachée, et je croyais que le gros de la tourmente était passé. Je me gourais sévère. Gagner une guerre, c’est bien joli, mais quand il faut partager le butin entre les vainqueurs, et quand ces triomphateurs sont des nobles pourris d’orgueil et d’ambition, le coup de grâce infligé à l’ennemi n’est qu’un amuse-gueule. C’est la curée qui commence. On en vient à regretter les bonnes vieilles batailles rangées et les tueries codifiées selon l’art militaire.
Désormais, pour rafler le pactole, c’est au sein de la famille qu’on sort les couteaux. Et il se trouve que les couteaux, justement, c’est plutôt mon rayon… »

Je ne m’essaye même pas à vous proposer un résumé de mon cru. D’abord parce que je ne saurais pas par où commencer, ensuite parce que les révélations vous éclatent à la tronche dès les premières pages et que je m’en voudrais de vous priver ne serait-ce que d’une infime part de votre futur plaisir.

Gagner la guerre, c’est d’abord l’histoire d’une crapule notoire, une crapule qui ne se prive pas pour vous haranguer tout au long du récit avec son franc-parler légendaire, pour vous impliquer dans ses affaires pas nettes, histoire que vous soyez aussi mouillé que lui. Benvenuto Gesufal, joli coeur à la gueule cassée est un homme de main efficace, et ses multiples vies de soldat, de truand et de bretteur font de lui l’une des armes les plus acérées de l’arsenal du puissant Léonide Ducatore. Qu’il l’ait cherché ou non, Benvenuto va se retrouver au coeur des intrigues politiques et militaires qui gangrènent Ciudalia. Ciudalia, ce repère de malfrats en habits d’aristocrates qui oscille entre la Rome antique et la Renaissance italienne, a la fâcheuse manie de rendre accro l’ensemble de sa population. (Et moi aussi.)

Et c’est dès les premières lignes que ce roman sublime s’impose, en mêlant aventure palpitante de cape et d’épée et intrigue extraordinairement fouillée. C’est simple, je n’ai jamais lu un texte qui te plonge à ce point dans l’esprit tordu de la manoeuvre politique et du complot entre deux couloirs. Toutes les facilités, tous les raccourcis sont évités et c’est une mécanique impeccable qui te prend à la gorge jusqu’au point final. Mais ce n’est pas tout, Gagner la guerre n’est pas juste un traité militaire à l’usage des noobs, puisque la propension de Benvenuto à s’attirer des ennuis sert admirablement l’appétit de suspense et de retournements de situation de son lecteur. Le type en prend souvent méchamment pour son grade (ne l’a t-il pas un peu mérité ?) et les ombres se succèdent dans son sillage.

Et puis ces personnages que tu aimes ou que tu détestes en quelques lignes seulement, que tu ne peux jamais vraiment croire, à commencer par Benvenuto qui te prévient lui-même qu’il n’est pas homme à qui se fier. Qu’ils soient au coeur de l’intrigue comme l’incroyable Ducatore, le flippant Sassanos ou qu’ils ne fassent qu’une brève apparition, on ne peut s’empêcher de vouloir que Jaworski écrive un bouquin sur chacun d’eux (ce qui ferait approximativement treize millions de pages). Si quelques elfes, spectres et mages trainent dans les parages, Gagner la guerre reste une histoire d’hommes et les éléments surnaturels de l’univers ajoutent juste ce soupçon d’inquiétante étrangeté bienvenue.

J’ai été transportée du premier au dernier mot par le talent de conteur de Jaworski, par cette écriture sublime, violente et canaille qui porte la voix de Benvenuto. Lisez ces extraits de passages à tabac ou de la première auberge après un voyage harassant, c’est bien simple, ON Y EST et ON A MAL.

C’est un énorme coup de coeur. Quelqu’un pour m’aider à lever des fonds pour l’adaptation série, histoire qu’on mette une bonne raclée à Game of Thrones ?

 

Jean-Philippe Jaworski, Gagner la guerre, Folio SF.

11 réflexions sur “La ligne de vie

  1. Waouh! Cette chronique!! Déjà que ce livre me tente beaucoup ces derniers temps… Tu ne m’aides pas là!! Mais dis-moi, tu as lu le recueil de nouvelles Janua Vera avant de lire ce roman? J’avais cru comprendre qu’il fallait commencer par ça avant de lire Gagner la Guerre…. (?)

    J’aime

    • Oh je suis contente que ça fasse envie, c’est un roman qui est tellement fouille que je ne savais même pas par où commencer pour exprimer mon amour immodéré ahah !
      Et sinon, non j’ai acheté Janua Vera après et ne l’ai pas encore lu. Il me semble que les bouquins de Jaworski évoquent le même univers mais je ne crois pas qu’il y ait un ordre particulier. Par contre Benvenuto est évoqué effectivement dans Janua Vera. Si ça peut te rassurer, Gagner la guerre se lit comme un one-shot. 😉

      Aimé par 1 personne

  2. Wahou, moi qui adore Les Salauds Gentilshommes, je suis très intriguée par ce roman du coup! Même si j’adore tellement Locke que j’ai peur de m’attacher davantage à un autre personnage. Mais je note et pourquoi pas me le procurer bientôt. Merci pour la découverte en tout cas!

    J’aime

    • Oh j’ai fait la comparaison parce qu’on est dans le même genre d’univers mais je ne fais pas vraiment de compet entre les deux, je suis aussi tellement fan de Locke..
      En tous cas l’important c’est que ça pourrait te plaire ouaip ! ❤️

      J’aime

  3. Si ce roman ne souffre pas la comparaison avec « Les Salauds Gentilshommes », je crois que je serai plus attentive la prochaine fois que je le croiserai à la bibliothèque. Il m’intrigue depuis un moment mais je n’osais l’emprunter, je crois que ton avis m’a enlevé toute crainte !

    J’aime

  4. En ce qui me concerne Gagner la guerre est le meilleur bouquin de fantasy que j’ai lu sur ces 10 dernières années. Il faut s’accrocher un peu sur les premiers chapitres, mais putain que c’est bon !

    Aimé par 1 personne

  5. Pingback: Throwback Thursday #18

Laisser un commentaire